vendredi 13 avril 2018

Un mot sur les prix littéraires...



Je n'écris pas pour les vivats ni les bravos et ça fait bien longtemps que j'ai compris que ma place était bien aux marges de la machine littéraire. Les prix littéraires ne reconnaissent ni la qualité ni l’originalité. J'ai soumis le même texte au même concours à 4 reprises différentes entre 2010 et 2017. J'ai été finaliste 2 fois. Je suis passée à la trappe les 2 autres fois. L'arbitraire de la chose m'interpelle - dans un système fait d'inégalités, quelle est la valeur attribuée à la production littéraire ? Pourquoi le consensus devrait-il constituer un but ? Quelles histoires choisit-on de raconter et pourquoi ? Qui produisent ces histoires et que véhiculent nos sociétés en les mettant à l'honneur ? Quelles histoires occulte-t-on ? De quoi se prive-t-on en excluant les histoires de ceux ne faisant pas partie de groupes dominants ?


Pourtant, qu'il est plaisant d'être reconnue par ses pairs ! Surtout lorsque cette reconnaissance recèle une connivence, une compréhension mutuelle et à contre-courant ! La sélection de mon texte en tête de liste parmi 800 soumissions et l'appréciation complète de l'écrivain, critique culturel et journaliste indépendant, Ralph Elawani, m'ont mis du baume au cœur...

« Un tour de force de méchanceté qui se lit comme on regarde une série de diapositives en compagnie d’une personne hargneuse. Une histoire qui exprime toute la logique derrière l’idée de l’impossibilité de « traiter les représentations comme des actes réels ». Toute la complexité de la dimension psychologique de cette femme (cette vioque) qui en sait (ou en pense) un peu trop ne doit donc pas être négligée, au profit d’un souci de rectitude langagière. La vieille devient ici une sorte d’inconscient mis à nu ; une créature sans surmoi, en compagnie de laquelle on aborde le quotidien en se disant « cap au pire ». De loin le rythme le plus juste et la langue la plus effilée de tous les textes. La plus belle image résumant cette voyeuse est peut-être celle ceci : « La vioque tartine son quignon d’une épaisse couche d’entrailles de volatile[s] » – oui, volatile, comme ces images, ces jugements, ces moments d’une réalité fabulée que la fiction se vole à elle-même pour se nourrir. »

J'ai quelque peu déchanté en découvrant la mosaïque des 24 finalistes du Prix de création de la nouvelle de langue française de Radio-Canada. Ma jolie tête de linotte racisée était la seule dans un raz-de-marée blanc. Résidant toujours dans ma province natale de l'Alberta, j'étais la seule finaliste hors Québec, la lecture des noms de lieux d'origine de mes comparses ressemblant à un survol cartographique de la seule "belle province". Quelques recherches cursives dans les annales du Prix de la nouvelle remontant à 2013 ont révélé que les finalistes racisés et les finalistes résidant dans des provinces autres que le Québec pouvaient se compter sur les doigts d'une seule main (2 doigts pour être exacte). Ce ne sont pas de malheureux hasards. Ce sont les manifestations très réelles de mécanismes d'invisibilisation, d'exclusion et de contrôle du système dominant. 


On aura beau me dire que je suis jalouse, mécontente de ne pas faire partie des gagnants, ce serait mal me connaître (voir la phrase 1), ce serait mépriser mes capacités critiques et balayer d'un revers de la main le discours d'une marginale qui voit plus clairement les travers du pouvoir systémique à l'œuvre que ceux qui y baignent et en jouissent dès la naissance sans se poser de questions sur son existence et ses effets. 



On aura beau me dire que les textes sont lus et jugés de façon anonyme - ce serait ne pas reconnaître que la langue trahit d'elle-même son origine et qu'un tri, souvent inconscient, peut s’effectuer sur cette base. 



On aura beau me dire que les prix sont décernés sur leur seul mérite - ce serait ne pas reconnaître ce que sont et comment fonctionnent les systèmes de domination culturels et sociaux, leur normalisation et les mythes, tel celui du mérite, qui gardent ces systèmes fermement en place. 



On aura beau me dire que tous les Canadiens d'expression française sont invités à soumettre des textes - ce serait ne pas reconnaître la hiérarchisation des francophones dans ce pays, le schisme est/ouest et la dévalorisation historique du franco-canadien non-québécois. Ce serait refuser de voir les règles tacites qui dictent le sentiment d'ayant-droit des uns et le sentiment d'infériorité des autres, ceux qui soumettent leurs textes et ceux qui ne peuvent ou ne le font pas, qui ne prennent pas la plume ou qui la couche trop tôt. 

On aura beau me dire qu'il y a plus de francophones au Québec qu'ailleurs au Canada, ce qui n'est pas faux (près de 1 100 000 francophones hors Québec contre près de 6 400 000 Québécois francophones), mais ce serait faire préjudice aux cheminements historiques et culturels propre à chaque province, ce serait déprécier la résilience linguistique de communautés francophones établies dans des milieux bien souvent hostiles à leur présence prônant l'assimilation anglophone à tout prix. 

Lorsque le Québec s'arroge la primauté de la francophonie au Canada, lorsqu'il insiste à surplomber toute la littérature francophone, ne reconnaissant que la sienne comme légitime, lorsqu'il s'octroie le luxe d'écarter les voix franco-colombiennes, franco-albertaines, fransaskoises, franco-manitobaines, franco-ontariennes, franco-ténoises, franco-yukonaises, franco-nunavutoises, franco-téneliennes, franco-édouardiennes, franco-brunswickoises, franco-écossaises, et celles des diasporas francophones de par le monde, c'est toute la francophonie canadienne, c'est toute la francophonie mondiale et c'est tout le champ littéraire qui trinquent. L'entre-soi appauvrit le terroir littéraire. Lorsqu'on refuse d'ouvrir les champs du possible et qu'on demeure incapable de mesurer la violence de positions identitaires qui mettent à mal le droit à l'auto-détermination et l'intégrité des autres, on s'ampute soi-même : notre humanité fond comme peau de chagrin. 

Le Québécois a t-il déjà oublié l'anglophone colonial et raciste lui martelant, il n'y a pas si longtemps, le péjoratif "Speak white!" ? Le Québécois, pour exister, doit-il asseoir une soi-disant ascendance et anéantir le reste du Canada francophone, le reste des communautés francophones ? Est-il incapable de voir qu'il est lui-même le fruit de multiples hybridations et que c'est une richesse ? A-t-il tout simplement voulu prendre la place de l'anglophone qui l'a si longtemps dévalorisé et malmené, troquant son rôle de victime pour celui d’oppresseur ?
speak what
comment parlez-vous
dans vos salons huppés
vous souvenez-vous du vacarme des usines
and the voice des contremaîtres
you sound like them more and more
Marco Micone, Speak What, 1989

Veut-on nous faire comprendre que la production culturelle franco-canadienne institutionnalisée ne peut qu'être blanche et endo-québécoise ? Crisse de câlice de tabarnak d'osti de sacrament de marde que non ! Primées, pas primées, moi, je veux entendre toutes les voix, je voudrais qu'on se sente tous habilités à raconter nos histoires et que celles-ci soient toutes considérées comme vitales, qu'on ne puisse plus dire, "mon histoire est plus importante que la tienne"! 


La méchanceté de ma "vioque" n'est peut-être qu'une forme plus digeste, plus dicible de la colère de ceux qu'on insiste à ne pas voir, de ceux qu'on néglige et qu'on méprise, de ceux qui refusent de se taire, de ceux qui s'apprécient, malgré tout, malgré un monde qui leur tourne le dos.


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